Délibérer en Eglise : quelques pistes méthodologiques

11 janvier 2020

Grand merci au père Alphonse Borras pour sa relecture attentive et bienveillante des pages qui suivent (1).


Introduction

Le débat sur la synodalité dans l’Église, très actuel, notamment sous l’impulsion du pape François, pose inévitablement, à un moment ou un autre, la question du fonctionnement réel des institutions ecclésiales, fonctionnement espéré davantage collégial et participatif, en particulier lorsqu’il s’agit de déboucher sur des prises de décisions. Or, rendre possible la décision, et la rendre possible collégialement, nécessite de délibérer, d’où le choix du titre ci-dessus.

Le risque, comme souvent lorsqu’on s’intéresse à des concepts, est de se payer de mots, ceux-là sur lesquels on est unanimement d’accord, où à peu près d’accord, tout en oubliant la nécessité d’implications concrètes. Qu’il y ait des accords de principe, c’est important dans l’Église. Mais est-ce suffisant pour que les institutions en deviennent réellement participatives dans les faits ?

S’agissant de fonctionnement collégial des institutions, outre les apports déjà très enrichissants des théologiens et canonistes, nous voudrions poursuivre les efforts par une modeste contribution, à des fins d’aide à la mise en place concrète de manières de travailler en Église dans le diocèse et les paroisses. La présente Lettre se limitera à quelques propositions techniques qui pourraient ultérieurement en appeler d’autres ; notre boite à outils est ouverte et loin d’être pleine ! Plus précisément, nous présentons ci-dessous une triple distinction méthodologique qui nous semble particulièrement correspondre à l’esprit chrétien : distinction, d’abord, entre fonction de présidence et fonction de modérateur (I) ; ensuite, entre évaluation et relecture (II) ; et enfin, entre évaluation de conformité et évaluation de pertinence (III).


I.- Distinguer rôle de président et rôle de modérateur (d’animateur)

La distinction entre les rôles de président et de modérateur est rare, voire inexistante, dans les institutions profanes, dans lesquelles ces deux fonctions se confondent souvent : on y désigne indifféremment président ou modérateur celui qui est chargé d’animer techniquement une réunion. Mais la distinction existe cependant en monde chrétien, spécialement en liturgie : dans la célébration eucharistique dominicale en effet – c’est l’exemple qui nous vient le plus spontanément à l’esprit – l’animateur liturgique n’est pas le président. Et cette distinction liturgique est à mettre en rapport avec ce qui est spécifique de notre foi et d’une approche sacramentelle de la réalité ecclésiale. C’est ce que nous explicitons ci-dessous en quelques mots.

Celui qui préside la liturgie, de par le caractère sacerdotal de l’ordination dont il est revêtu (évêque ou prêtre) et de la mission qu’il a reçue, tient dans la célébration une place singulière qui sert à rappeler en personne la présence sacramentelle du Christ (ce que signifie la formule latine in persona Christi) dans l’assemblée. Cette place spécifique combine deux réalités : celui qui préside est le ministre agissant du sacrement, et il est lui-même revêtu d’un sacrement spécifique, celui de l’ordre. Le président joue ainsi un rôle essentiellement et éminemment symbolique (au sens le plus fort du terme) : il rassemble sacramentellement les fidèles présents dans la communion d’un Autre, celle du Christ, pour que l’assemblée (ecclesia) devienne Corps du Christ. Du fait même de cette fonction symbolique, il n’y a pas deux ou plusieurs présidents en même temps dans une même synaxe eucharistique ; et même dans le cas d’une concélébration, un seul préside, les autres lui sont associés. Il appartient aux théologiens des sacrements et aux liturgistes de pousser éventuellement plus loin la réflexion sur ce point précis.

L’animateur – ou les animateurs car, à la différence de la fonction de présidence, l’animation peut être exercée à plusieurs – joue quant à lui un rôle surtout de facilitation : il met en œuvre ses compétences de catéchiste ou de maître de chœur par exemple, pour la cohésion de l’assemblée, son unité, et que la communion passe par des réalités concrètement vécues telles que la disposition spatiale des personnes et du groupe, l’unité du chant, certains gestes communs, etc.

Par convention, retenons que la fonction du président est symbolique, et que celle de l’animateur est opératoire. Nous reviendrons ci-après sur cette terminologie, à propos d’évaluation et de relecture.

Si nous prenons au sérieux l’affirmation conciliaire « La liturgie, sommet et source de la vie de l’Église » (2), alors nous pouvons élargir notre propos au-delà du champ de la seule célébration : la distinction entre fonction de présidence et fonction d’animation peut sans doute être utilisée comme règle dans le fonctionnement de nos instances diocésaines et paroissiales. Dans le diocèse de Sens et Auxerre, cette distinction se trouve formalisée dans le dispositif du conseil presbytéral (3) : ce conseil est présidé par l’évêque, qui convoque ; mais le bureau du conseil est composé d’un modérateur (qui anime techniquement la réunion), et d’un secrétaire (qui prend en note les débats et établit les comptes rendus). Et aussi, dans les équipes d’animation paroissiale (ÉAP), l’animateur formel de la réunion peut être la personne en charge de la coordination, tandis que le curé est toujours celui qui préside, au titre de son ministère spécifique.


II.- Distinguer évaluation (d’objectifs) et relecture spirituelle (ou relecture symbolique)

Une certaine confusion existe fréquemment entre deux concepts : la relecture et l’évaluation. Souvent, les deux termes sont employés comme équivalents, notamment dans nos activités d’Église. Certes, évaluation et relecture peuvent être liées, et même se dérouler au sein d’un même processus. Il reste cependant que, formellement, en méthodologie de projet, évaluer des objectifs et relire un vécu dans la foi ne portent pas sur les mêmes aspects de la réalité. C’est ce que nous allons quelque peu expliciter, en distinguant évaluer (A) et relire (B), puis en apportant quelques compléments de vocabulaire (C).


A.- qu’est-ce qu’évaluer ?

Dans le contexte de l’Église, c’est seulement depuis quelques années qu’il est question d’évaluer des projets et des missions. En tout cas, une telle pratique était encore inexistante tant que le clergé était seul, ou fortement dominant, aux commandes des services d’un diocèse. La pratique de l’évaluation s’est accrue et même généralisée, concernant les missions confiées, lorsque des fidèles laïcs, a fortiori des salariés, sont devenus responsables de services diocésains.

Habituellement, lorsqu’il s’agit d’un projet, l’évaluation consiste à mesurer le degré d’atteinte des objectifs assignés, sur la base d’un référentiel commun aux différents acteurs concernés. Souvent, l’évaluation finale du projet a été précédée d’évaluations intermédiaires ou partielles, soit qu’il s’agisse d’évaluer l’ensemble de l’avancée du projet à un instant « t », soit qu’il s’agisse d’évaluer seulement tel ou tel objectif spécifique. Pour qu’une démarche d’évaluation soit efficace, elle doit toujours revêtir un caractère suffisamment formel (avec grille d’évaluation par exemple), sans quoi le ressenti subjectif risque de prendre le pas sur l’objectivité.


B.- Qu’est-ce que relire ?

La relecture (spirituelle), même si elle peut concerner les mêmes réalités – le même projet, la même vie, les mêmes événements – que l’évaluation, ne porte pourtant pas sur les mêmes aspects. Et surtout, elle ne poursuit pas les mêmes fins. Ici, il ne s’agit plus tant de mesurer que de discerner. Il ne s’agit plus du comment, mais du pourquoi. Il ne s’agit plus d’efficacité par rapport à des objectifs, mais il s’agit de découvrir ou de construire du sens. Dans l’activité d’évaluation, nous étions dans le registre de l’opérationnel ; dans l’activité de relecture, nous entrons dans le registre du symbolique. L’évaluation vise à mesurer l’atteinte des objectifs, voire à les réajuster. S’agissant de vie en Église ou de mission ecclésiale, la relecture vise à s’ajuster à l’Évangile.

Ainsi, même si une certaine technicité est requise pour relire (il existe bien des grilles de relecture et autres démarches adaptées à de nombreuses situations diverses), la relecture consiste avant tout en une attitude croyante.

Relire, c’est lire à nouveau. Au sens le plus fort de l’adjectif nouveau : à nouveau, c’est-à-dire une nouvelle fois, une fois encore ; c’est-à-dire aussi à nouveaux frais, pour une nouvelle perspective (« Voici que moi je vais faire du neuf qui déjà bourgeonne ; ne le reconnaîtrez–vous pas ? » Isaïe 43, 19a). Cette dimension de nouveauté est, par un certain côté, commune à l’évaluation et à la relecture. Mais, dans l’évaluation, c’est l’homme qui sera l’auteur de la nouveauté ou du renouveau, et l’évaluation débouchera sur les moyens à prendre pour y parvenir ; dans la relecture, c’est Dieu qui est l’auteur de la nouveauté ou du renouvellement, et il s’agit alors de relire pour le découvrir, afin de laisser Dieu prendre sa place dans l’Église.

Il est possible dès lors d’envisager un rapport entre évaluer et relire. Pour ma part, je trouve un tel rapport particulièrement éclairant. Depuis des années en effet, j’ai été chargé de formation d’adultes à différents titres et en différents lieux. Lorsqu’il s’agit de formation de formateurs, dans un contexte de méthodologie de projet, j’aime dégager le « théorème » (4) suivant, qui vient de ma propre expérience : la relecture est à la fonction symbolique du projet ce que l’évaluation est à sa fonction opératoire. Il est possible, je crois, d’appliquer le même principe à une mission ecclésiale confiée.

C.- Compléments de vocabulaire

Pour éclairer encore notre propos, voici quelques éléments du vocabulaire de la relecture.

Dimension symbolique : le mot symbole vient du verbe grec sumballein, littéralement jeter ensemble. Le symbole est ce qui met ensemble, qui unifie ou réunifie, qui relie. Par opposition au grec diabolos, littéralement celui qui divise. Dans les sacrements chrétiens, le but du symbole (un texte, un geste, un objet, …), c’est de nous unir à Dieu et aux autres croyants. Ainsi fonctionne déjà l’alliance biblique.

Relecture, relire : relire, disait un père jésuite, c’est relier (il suffit de permuter deux lettres…). La formule est connue, elle a beaucoup circulé, probablement parce qu’elle est assez géniale ! En effet, « la relecture nous invite à relire le présent, à le relier au passé pour nous ouvrir le Royaume. » (5) Relire c’est donc relier, et relier vient du verbe latin religare qui a donné religion…


III. – Distinguer évaluation de conformité et évaluation de pertinence

Cette distinction, classique en méthodologie de projet, mais – notre expérience le démontre – fort mal connue dans les fonctionnements habituels de nos institutions diocésaines et paroissiales, pourrait s’avérer éclairante pour nos approches missionnaires.

Évaluer un projet consiste, globalement, à procéder de manière rétroactive, que l’évaluation soit finale (le projet étant réalisé), ou qu’elle soit intermédiaire (la réalisation du projet étant en cours). Il s’agit dans tous les cas de mesurer le degré d’atteinte des objectifs, sachant qu’un objectif consiste toujours à déterminer un résultat à atteindre (quelle que soit par ailleurs la nature du résultat).

Fréquemment, une telle démarche d’évaluation mêle, plus ou moins explicitement, deux approches. Une première approche, que nous appelons évaluation de conformité (conformité aux objectifs), pose la question suivante : avons-nous atteint les résultats escomptés ? Une deuxième approche, que nous appelons évaluation de pertinence (pertinence des résultats obtenus), pose à son tour la question suivante : les résultats obtenus, qu’ils soient ou non conformes aux objectifs, servent-ils in fine le projet, quant à ce pour quoi le projet avait été initié ou engagé ? L’évaluation de pertinence permet de prendre en compte le contexte large du projet et, selon nous, est plus fondamentale que l’évaluation de conformité lorsqu’il s’agit d’une activité voulue missionnaire. Mais les deux approches demeurent toutefois nécessaires. Si en effet, à l’issue de l’évaluation du projet, des décisions doivent être prises, ce qui est souvent le cas, elles gagneront à être prises en croisant les deux approches. Notamment, l’approche par la pertinence pondère l’approche par la conformité qui risquerait, seule, de nous faire opter pour des décisions qui ne tiennent que d’intérêts de type économique en évacuant le fond, donc la finalité même du projet. Par exemple, si nous organisons un événement diocésain qui vise à faire venir mille personnes, avec entre autres un enjeu économique, et qu’en réalité seulement cinq cent personnes ont fait la démarche, il peut s’avérer que le projet soit à considérer comme réussi et à réitérer, même s’il en aura coûté au diocèse quelques centaines d’euros imprévues au budget, parce que l’essentiel (l’évangélisation, la croissance spirituelle des participants, …) aura été vécu.


P. Hugues GUINOT

Chancelier du diocèse de Sens-Auxerre

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(1) L’expression est d’Alphonse Borras ; cf. Alphonse Borras, Délibérer en Église, Bruxelles, Lessius, 2010, 303 p. ; Alphonse Borras, dir., « Délibérer en Église : communion ecclésiale et fidélité évangélique », in Communion ecclésiale et synodalité, Paris, CLD, 2018, p. 81-107. Cf. Roberto Repole, Église synodale et démocratie, Namur et Paris, Lessius, 2016.

(2) Concile œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Sacrosanctum concilium sur la sainte liturgie (SC) n° 10.

(3) Cf. Statuts du conseil presbytéral du Diocèse de Sens & Auxerre, 23 octobre 2015.

(4) Ce sont des collègues formateurs qui, m’entendant énoncer le principe selon lequel « la relecture, en quelque sorte, est à la fonction symbolique du projet ce que l’évaluation est à sa fonction opératoire », l’ont baptisé « théorème de Guinot ».

(5) Claude Gautier, dans un document de l’Aumônerie de l’Enseignement Public.