Discerner en Eglise et distinguer les fors

05 janvier 2024

Lorsqu’on exerce une mission de formateur de futurs prêtres, discerner soigneusement l’appel du Christ ne peut pas être une matière à option, car il y va de choix de vie et de l’accueil d’un appel du Seigneur. Discerner constitue, pour cette raison, l’une des missions les plus importantes confiées au séminaire. Et ce discernement s’effectue toujours à deux niveaux : personnellement (for personnel) et en Église (for ecclésial). 

Le contexte de la formation au séminaire est le point de départ des réflexions qui suivent, mais leur contenu pourrait être utile en d’autres lieux d’Église.


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Introduction : au commencement était le discernement


Avant d’aborder formellement la définition et la distinction des fors, ne perdons pas de vue qu’au séminaire, nous nous situons dans une perspective de discernement vocationnel : une démarche particulière, à opérer dans la foi, selon l’Évangile, afin de découvrir ce que le Seigneur attend vraiment de chacun, à quoi chacun est vraiment appelé.

Discerner, littéralement, c’est séparer (latin discerno), C’est-à-dire distinguer entre ce qui est bon et ce qui ne l’est pas ; entre ce qui vient de l’Esprit du Seigneur et ce qui vient d’un intérêt humain, voire d’un caprice, etc. À noter, au passage, qu’au début du livre de la Genèse, l’acte créateur de Dieu est un acte de séparation (1). D’un point de vue biblique, discerner c’est donc aussi créer, c’est faire et accueillir du neuf.

Le discernement est nécessaire dans le domaine des vocations et des choix de vie. Et c’est en raison de cette nécessité qu’il y a, au service du discernement, fors et distinction des fors.

Pour commencer, rendons-nous au plus fondamental : Jésus, Parole de Dieu (I), avant de nous expliquer sur la notion de for (II), pour terminer par quelques propos sur la déontolo-gie dans l’Église (III).


I.- Jésus, Parole de Dieu dans l’Évangile


Dans l’Évangile, Jésus discerne et invite à discerner. Pour cela, il tient des paroles et accomplit des actes qui, comme croyants et plus spécialement comme chargés de discerner dans l’Église, habitent au quotidien notre vie spirituelle.

Dans les récits évangéliques, Jésus est pré-senté comme porteur d’une Bonne nouvelle. Non seulement il exprime cette Bonne nouvelle verbalement, mais en outre il accomplit des signes, des miracles liés à son message, notamment des guérisons. Jésus prononce des paroles et accomplit des gestes en adoptant une attitude et des comportements cohérents entre le dire et le faire, à l’instar des prophètes. Et il exhorte ses disciples à faire de même. 

Prenons, sans exclusive, quelques exemples de cette cohérence, réalisée par Jésus, ou attendue par lui dans les postures de ses dis-ciples. Matthieu 7, 1-2 : « Ne jugez pas, pour ne pas être jugés ; de la mesure dont vous mesurez, on vous mesurera » ; Matthieu 9, 36 : « Voyant les foules, Jésus fut saisi de com-passion envers elles parce qu’elles étaient désemparées et abattues comme des brebis sans berger » ; Marc 10, 15b : « Celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la ma-nière d’un enfant n’y entrera pas » ; dans l’épisode de l’homme riche, en Marc 10, 21a : « Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima » ; etc. Il s’agit d’abord d’adopter des comporte-ments conformes à l’Évangile. Et s’il y a, impli-citement, au risque de l’anachronisme, une « déontologie » dans la posture de Jésus lui-même ou dans celle qu’il attend des disciples, c’est parce qu’il s’agit d’annoncer le Règne de Dieu, et que cette annonce est censée être Bonne nouvelle pour les destinataires. Cette « déontologie » a donc une finalité : l’annonce du salut en vérité. 


II.- Qu’appelle-t-on  « for » ?


Le substantif « for » vient du latin forum, qui signifie « tribunal », « lieu du jugement ». Un terme qui est donc naturellement en usage dans l’activité judiciaire, pour exprimer en par-ticulier la compétence administrative. Par exemple : telle affaire relève de tel tribunal, de tel for, c’est-à-dire de telle compétence ; il est du for (de la compétence) du tribunal correc-tionnel de connaître des délits. Ou bien encore : telle procédure en nullité de mariage est du for de telle officialité en raison du domicile de la partie demanderesse. Etc.

Au séminaire, on distingue communément deux fors (2) (deux lieux de « jugement (3) ») : le for interne (A) et le for externe (B).


A.- For interne

Au séminaire, mais aussi, plus largement, dans bien des situations ecclésiales et pastorales qui requièrent discernement, le volet per-sonnel est primordial. La singularité de la per-sonne, dans sa liberté, dans son intégrité, dans son cheminement, dans sa vocation propre, est impérativement à respecter. En un mot : la liberté de la personne est une nécessité en matière de discernement spirituel ou vocationnel. C’est pour cette raison qu’existe un for interne, le for du secret, distinct du for externe. Dans la pratique, ce qui est dit et échangé au for interne appartient seulement à la personne singulière et à son accompagnateur ou à son confesseur, qui est tenu au se-cret absolu ; ce dernier n’a pas le droit d’en sortir (4)

Une petite remarque d’attention s’impose : souvent, dans la conversation courante, une tendance est de limiter le for interne au seul secret de la confession. Or, l’Église distingue deux lieux de for interne, que l’on retrouve au séminaire : le for interne extra-sacramentel (1) et le for interne sacramentel (2).


1.- For interne extra-sacramentel

C’est le for interne de l’accompagnement spirituel (ou, pour parler classiquement, de la di-rection spirituelle). Dans l’accompagnement spirituel, ce qui est visé, c’est le discernement au long cours : trajectoire, chemin de conversion, progressions dans la durée, éventuellement dans une visée vocationnelle spécifique.


2.- For interne sacramentel

C’est ce qu’on appelle, pour faire bref, le secret de la confession. Le pénitent se présente au confesseur, qui est en quelque sorte une oreille du Seigneur, pour se reconnaître pécheur et avouer ses fautes dans l’espoir d’en obtenir l’absolution et d’entrer dans la réconciliation ecclésiale. Au for interne sacramentel, le pénitent ne raconte pas toute sa vie : il se reconnaît humblement pécheur (contrition) et avoue ses péchés à la lumière de l’amour de Dieu. Pour comparer avec le long cours du for interne extra-sacramentel, nous sommes ici dans une logique de courte durée, sauf si la pénitence est longue et requiert d’être accompagnée, ce qui est assez peu fréquent.


3.- Dans les deux cas

Ce qui différencie ces deux modalités du for interne, c’est leur objet et leur contexte respectifs, non le contenu en soi des paroles. 

Dans les deux formes de for interne, le secret demeure de rigueur, il est inviolable. Il est ab-solu du côté de l’accompagnateur spirituel comme du confesseur. Un enjeu fondamental étant, rappelons-le, la liberté de la personne.


B.- For externe


La vocation et la vie spirituelle de quelqu’un s’inscrivent dans un contexte : celui du sémi-naire, celui d’une communauté religieuse, et même, plus largement, celui de la grande communauté de foi qu’est l’Église elle-même. Discerner nécessite de prendre en compte ce contexte spatio-temporel, c’est-à-dire des lieux, des espaces ; et une histoire, une tem-poralité, des périodes et des moments concrets.

De ce point de vue, s’agissant d’une responsabilité de l’Église elle-même, le for interne extra-sacramentel ne peut pas être l’unique lieu du discernement vocationnel. D’où le for externe. Le for externe concerne les lieux autres que l’accompagnement spirituel et la confession.

Mais cela ne veut pas dire pour autant que tout ce qui ne relève pas du for interne doive être publié, être divulgué dans les réseaux sociaux ou alimenter les ragots. Non seulement le for externe n’interdit pas la discrétion, mais aussi, on doit toujours définir la relation entre les deux fors en fonction du contexte ecclésial : le for interne est déterminé par son rapport au for externe, et réciproquement. Un exemple simple : lorsque le conseil du séminaire est amené – c’est son rôle – à se prononcer sur les aptitudes (5) de tel ou tel candidat au ministère presbytéral, seul l’accompagnateur est tenu de se taire, et de se taire absolument car, encore une fois, le for interne est le for du secret. Les autres membres vont en revanche échanger entre eux. Il y a donc, dans le rapport entre ces deux fors, mais seulement dans ce rapport, un for externe relatif.

Seulement dans ce rapport, parce que le secret du conseil existe aussi en tant que tel, institutionnellement, et qu’il doit être respecté. Ainsi, même s’il n’est pas l’accompagnateur ni le confesseur de tel ou tel séminariste, tel ou tel membre du conseil n’ira pas rapporter à table ou dans les couloirs ce qui s’est échangé en conseil. En d’autres termes, il y a, par rapport à la communauté et plus largement par rapport à l’Église, un for interne non individuel, relatif à une mission commune spécifique du conseil, même si, strictement à l’intérieur de l’instance, il y existe bien un for externe propre lui aussi.

Cet exemple du conseil du séminaire peut nous aider à distinguer, dans toute autre ins-tance, ce qui va être dit à l’extérieur et ce qui sera tu. 


III.- Déontologie (6)


La distinction des fors amène naturellement une réflexion sur la déontologie, dont nous proposons des éléments de définitions (A) puis quelques règles (B). 


A.- Définitions

Quelques précisions au sujet du discernement et de la discrétion (1) conduisent naturellement à des règles de déontologie (2).


1.- Discernement et discrétion

Nous avons voulu montrer que discernement et déontologie vont de pair. Revenons rapidement à l’étymologie du mot « discernement ». Il est intéressant de remarquer maintenant que le latin discerno (discerner) est de même racine que le substantif discretio, en français « discernement ». Le discernement a donc à voir avec la discrétion.

En droit canonique, le substantif discernement traduit de manière habituelle, en français, le latin discretio (distinction, séparation, juge-ment) opération nécessaire au discernement : discerner ce qui est essentiel de ce qui ne l’est pas, séparer l’important et le futile, hiérarchiser ce qui nous est dit, confié, par ordre d’importance. Selon nous, il n’y a pas de discernement sérieux sans hiérarchisation, ou aide à la hiérarchisation, des valeurs. 


2.- Déontologie

Les dictionnaires de la langue française définissent ainsi la déontologie : « 1. Théorie des devoirs, en morale. 2. Ensemble des devoirs qu’impose à des professionnels l’exercice de leur métier (7). ». Cette définition est assez large, et propose deux axes (qui ne sont pas étanches entre eux) : un axe éthique d’une part, qui interroge les comportements humains ; un axe pratique d’autre part, qui sollicite nos manières de procéder, nos méthodes de travail et aussi, plus largement, nos activités. 

Dans notre exposé, nous tenons compte implicitement et en permanence de ces deux axes. 

Il est en outre possible de donner de la déontologie une définition paradoxale (par la négative) : la déontologie, c’est ce que l’on s’interdit de dire ou de faire. La déontologie concerne en effet l’expression orale et écrite, mais aussi, plus largement, l’ensemble des comportements et des conduites. C’est particulièrement important en contexte ecclésial : certains comportements sont conformes à l’Évangile, d’autres non ; lorsque l’on est au service de l’Église, la charité, impératif central, constitue un critère majeur dans la pratique des règles de déontologie. 

Dans la pratique, précisément, la déontologie est un ensemble plus ou moins strict de règles reconnues nécessaires au respect de l’autre ; il s’agit de se tenir dans la bonne distance (chasteté (8)) et des personnes, et des situations ; une telle distance permet une hauteur de vue et, par ce biais, un juste discernement. Pour ces raisons, dans certaines professions (médecins, avocats, …) la déontologie est codifiée et a valeur juridique. 


B.- Règles de déontologie


La notion de déontologie peut être déclinée d’une manière graduelle, du moins restrictif au plus restrictif, en distinguant d’abord la discrétion (1), ensuite le devoir de réserve (2), enfin le secret (3). 


1.- Discrétion 

La discrétion, qui suppose la vertu de prudence, est facilitatrice de l’exercice du discernement. Au fond, elle est le minimum exigible de tout fidèle à l’égard d’autrui. Elle suppose une attitude spirituelle fondatrice de comportements éthiques. La discrétion est une manière de vivre la chasteté, au vrai sens du terme, c’est-à-dire conserver la « bonne distance » à l’égard d’autrui. 

La discrétion, lorsqu’on agit au titre d’une charge, c’est le devoir permanent de s’en tenir à ce qui est requis par la fonction. Ce qui suppose d’en avoir conscience. La discrétion se conjugue avec des postures à rapprocher de l’attitude de Jésus dépeinte dans les récits évangéliques : compassion, empathie, etc.


2.- Devoir de réserve (confidentialité) 

Le devoir de réserve, que, dans le cadre de notre réflexion, nous pouvons appeler aussi confidentialité, est à mi-chemin entre la discrétion et le secret. Non seulement il implique une discrétion de principe, mais il constitue en outre un devoir dont il faut toujours avoir conscience et auquel on ne devrait pas déroger dans le cadre d’une responsabilité ecclésiale. Concrètement, le devoir de réserve s’impose, par exemple, lorsqu’un projet est en cours d’élaboration et que d’en dévoiler trop vite certains aspects risque de nuire à l’action ou d’empêcher le projet d’aboutir. 

Ce devoir de réserve peut s’appliquer à des actes ou à des décisions pour lesquels on ne doit pas laisser entendre qu’une opinion personnelle singulière vaut principe universel. Le devoir de réserve est éventuellement requis pour protéger les institutions et leur fonctionnement. Il peut aussi être défini de manière paradoxale, par la négative : c’est le devoir de ne pas utiliser sa fonction pour divulguer des opinions personnelles ; c’est l’ensemble de ce que l’on ne se permettra pas de communiquer à autrui, que ce soit par la parole, par l’écrit ou par tout autre moyen. 


3.- Secret 

Le secret est le niveau le plus strict des règles de déontologie. Mais le secret peut être relatif – c’est-à-dire ne concerner qu’un élément d’un ensemble plus large (par exemple une pièce d’un dossier), ou ne concerner qu’une personne ou que quelques personnes d’un groupe – ou absolu. 

Généralement, le secret est relatif lorsqu’il est appelé à être levé à un moment donné, par exemple dans le cas d’un document sous embargo. 

Le secret est absolu lorsqu’il ne doit jamais être révélé, quel que soit le domaine dans le-quel son principe s’applique (for interne, secret des actes contenus dans les registres, etc.). Ce qui est susceptible de nuire à la réputation des personnes ou à sa liberté relève généra-lement du secret absolu. Le secret absolu est requis dans des domaines particuliers et des situations différentes : la confession dans le cadre du sacrement, ou encore la direction spirituelle, domaines dans lesquels, pour l’Église, le briser constitue une faute grave ; grave, parce que cela pourrait entacher la dignité ou la réputation (9) de telle ou telle personne. 

Le secret est en outre souvent nécessaire dans le contexte de confidences qui nous sont faites personnellement.


P. Hugues GUINOT

Diocèse de Sens & Auxerre

Chancellerie – Bureau des mariages


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(1) Cf. Genèse 1, 3s.
(2) Cf. Note de la pénitencerie apostolique sur l’importance du for interne et l’inviolabilité du sceau sacramentel, 29 juin 2019.
(3) Dans notre contexte, il convient d’entendre le mot jugement dans le sens d’appréciation en vue d’une décision, et non de sentence judiciaire.
(4) Cf. Ci-après au sujet des règles de déontologie.
(5) Le rôle d’un conseil de séminaire est de se pro-noncer sur les aptitudes (objectives) déterminée par l’Église, de donner un avis à l’autorité ecclésiale compétente. Le discernement (subjectif) de la vocation elle-même relève en grande partie de l’accompagnement spirituel.
(6) Cette section reprend certains éléments figurant dans La Lettre n° 2021-22 / 005.
(7) Le Petit Robert, édition de 1993.
(8) La bonne distance est ce que l’on appelle traditionnellement, dans l’Église, la chasteté : « "Chaste" vient du latin castus : "coupé", c’est-à-dire séparé, ce qui ne fusionne pas. "Coupé" suppose une séparation, donc une distance […] dont l’ajustement demande un travail constant. » (Luc CREPY, La foi à l’épreuve de la toute-puissance, Bruxelles et Paris, Lessius, 2021, p. 61.62)
(9) « Il n’est permis à personne de porter atteinte d’une manière illégitime à la bonne réputation d’autrui, ni de violer le droit de quiconque à préserver son intimité. » (canon 220 CIC).